A CARCASSONNE
LE NOM DE JEAN DESCHAMPS
A JAMAIS ATTACHÉ AU GRAND THÉATRE DE LA CITÉ

EN cette fin d’après-midi du samedi 15 juillet 2006 à la Cité de Carcassonne, nous étions une centaine d’amis venus de tous les horizons (Georges Hacquard et moi-même représentant l’Académie de Languedoc) pour entourer Jean Deschamps et Michèle, son épouse, à l’occasion d’un événement d’autant plus marquant et bienvenu qu’il était depuis longtemps attendu : l’inauguration d’une plaque, près de l’entrée du Grand Théâtre de la Cité, proclamant pour l’information des générations futures que ce théâtre porte le nom du fondateur du Festival de la Cité et, par la suite, de ce lieu, qui contribuera à l’ambiance unique de ses spectacles, ce théâtre portant à jamais témoignage de trente années d’un combat sans relâche qui, d’un projet tenant au départ du rêve et de la gageure, fit une réalisation exemplaire.

Un baptême avec reconnaissance de paternité.- Après avoir dévoilé la plaque et mis en cause l’incontournable lenteur des démarches administratives, M. G. Larrat, maire de Carcassonne, précisa d’entrée : « Ce n’est pas un banal hommage que la ville de Carcassonne entend rendre à Jean Deschamps, c’est une dette de profonde gratitude dont elle avait à cœur de s’acquitter, pour l’enrichissement dont il a fait bénéficier la vie culturelle de notre ville, en créant de toutes pièces ce festival dont le succès a apporté un plus à la réputation de la Cité, trésor architectural sans équivalent et haut lieu de l’histoire de notre terre d’Oc. » Et pour mieux souligner la signification particulière de ce baptême avec reconnaissance de paternité, il évoque, en comparaison, le baptême du Théâtre de la Mer à Sète, création également de Jean Deschamps, et baptisé Théâtre Jean-Vilar, afin de récupérer un peu de la célébrité du fondateur du T.N.P. et du festival d’Avignon, natif de Sète, mais en négligeant de préciser qu’il n’avait aucun lien avec ce théâtre, où il ne mit jamais les pieds !
D’une tout autre nature et d’une autre qualité furent en effet les liens qui perdurèrent entre la ville de Carcassonne et l’initiateur de l’extraordinaire aventure que fut la création et la mise sur orbite du Festival de la Cité. Au fil des souvenirs évoqués par M. le Maire et complétés par les détails et les réflexions personnelles qu’apporta à son tour Jean Deschamps, chacun put se faire une juste idée de ce que fut cette saga hors du commun.

Un homme seul, porteur d’un rêve ambitieux.- Incontestablement seul était Jean Deschamps en cette soirée du printemps 1956, lorsque, arrivant de Paris au volant de sa voiture, il débarque à Carcassonne où il ne connaissait personne. Et encore plus seul dut-il se sentir le lendemain, lorsqu’il se trouva face aux deux plus importants responsables locaux, le maire Jules Phil et le conseiller général Georges Guille, pour leur exposer son projet d’un festival d’art dramatique dans le cadre prestigieux de la cité médiévale, et pour les convaincre qu’il était en mesure de mener à bien cette entreprise, dont le succès ne pourrait que générer d’avantageuses retombées sur leur ville.
A priori, la démarche était audacieuse de la part d’un comédien n’ayant pour recommandation que sa réputation forgée au T.N.P. et à la Comédie-Française. De plus la concrétisation de son rêve un peu fou tendait à relever de la gageure, compte tenu des conditions qu’il s’imposait à lui-même pour le réaliser. Avec la haute idée qu’il a toujours eue de son métier et des exigences qu’il comporte, Jean Deschamps était aux antipodes de l’organisateur de spectacle qui, ayant pour premier souci la rentabilité, se préoccupe avant tout d’attirer les foules avec des spectacles racoleurs. Or pas question pour lui de jouer la carte de la facilité ; bien au contraire, il arrivait avec l’ambition de créer, de faire ce qui avait rarement été fait, en proposant des spectacles de théâtre que l’on ne pourrait voir nulle part ailleurs. Guidé par quelques idées directrices : la culture est certes ce que l’on sait, mais plus encore ce que l’on peut ajouter à ce que l’on sait déjà ; un festival doit affirmer une personnalité originale en osmose avec celle de son animateur, et le répertoire qu’il propose devant être en exacte harmonie avec le caractère du lieu qui lui servira de cadre.
A quoi s’ajoutait l’idée de miser sur la coopération du public, en faisant du spectateur un partenaire actif, dans la mesure où, mû par la curiosité et sa passion pour le théâtre, il accepte de courir le risque de venir découvrir des ouvrages inconnus ou inédits, se faisant ainsi le complice de ceux qui ont pris le risque de les lui proposer. Jean Deschamps concluant de façon tranchante : « Le spectateur qui se borne à n’acheter des billets que pour aller voir et revoir des ouvrages archi-connus n’est que banale clientèle, venant acheter du plaisir garanti sur facture ! » 

Un moment historique, évoqué avec humour.- Voilà qui corsait assurément l’intérêt de sa démarche, mais ne lui simplifiait pas la tâche pour convaincre M. Phil et M. Guille, qui n’avaient pas forcément la « tripe » dramatique ni une connaissance approfondie des problèmes du monde du spectacle, mais qui, par contre, étaient certainement surchargés de bien d’autres responsabilités et soucis plus quotidiens, dont celui de ne pas se laisser entraîner dans une aventure hasardeuse.
Ils n’en étaient pas moins impressionnés par l’ardent plaidoyer de cet artiste à l’enthousiasme communicatif. Dans une évocation rétrospective, Jean Deschamps raconte avec humour dans quel climat se déroula cette confrontation cruciale : « Ils m’écoutaient d’une oreille attentive, dit-il, à la fois intéressés et inquiets. M’interrogeant sur le programme d’ouverture que je comptais proposer, ils me disent : « Sans doute avez-vous prévu des pièces à succès ? » Je leur réponds : « Non ! » et leurs visages se crispent aussitôt. « Le premier spectacle que j’envisage sera la création d’un ouvrage tout à fait inédit : une adaptation de La Chanson de Roland (œuvre de Georges Hacquard, alors jeune directeur de l’École alsacienne, à Paris).
« Et après ? » demandent MM. Phil et Guille, le visage encore plus crispé. « Après, ce sera une pièce de Shakespeare. » Leur visage se détend, et je m’abstiens de préciser qu’il s’agit de Beaucoup de bruit pour rien, une pièce peu connue. « Et après ? demandent-ils encore. - C’est Victor Hugo qui succédera à Shakespeare avec Hernani » et j’oublie de dire qu’il s’agit d’une œuvre très rarement jouée ! Rassurés par ces noms illustres, M. Phil et M. Guille me posent alors la dernière question, assurément d’importance déterminante : « Bien entendu, vous prenez l’entière responsabilité financière de votre projet ? » et je réponds : « Oui. » C’est bien ce qu’il fallait répondre : mon projet est aussitôt adopté. En quelques minutes mon idée fixe, mon rêve fou deviennent réalité et j’en éprouve une immense joie. Mais je ne tarderai pas, quand viendra le moment de la réalisation sur le terrain, à me rendre compte que je venais de signer là mon engagement pour une longue et rude bataille ! Ce qui se traduira, au total, par vingt années de galère, imposant, de jour en jour, un combat acharné pour faire face à la multiplicité des tâches et des responsabilités que comportent l’organisation et la mise en œuvre de chaque spectacle. Travail minutieux, tributaire d’innombrables aléas, allant des caprices de la météo au coup dur que constitue l’enrouement subit de l’acteur principal. La seule certitude étant de vivre en permanence, 24 heures sur 24, sous haute tension ! Avec un seul et très court moment de répit quand le rideau tombe sur la fin d’un spectacle qui s’est déroulé sans incident majeur, juste le temps de pousser un « ouf » de soulagement… avant d’affronter le verdict du bilan financier de la soirée, autre inquiétude capitale. Pour autant, ajoute Jean Deschamps d’une voix sereine, quand on a le métier dans la peau, le privilège de vivre sa passion avec intensité fait oublier la surcharge des tracas et, à l’occasion, on en redemande ! »
C’est ainsi qu’il n’hésita pas à « en redemander » lorsque, la réussite du Festival de la Cité étant en fait acquise, il décida de créer une troupe permanente, qu’il nomma le Théâtre du Midi, chargée de préparer un programme destiné, après avoir été présenté sur le plateau du théâtre de la Cité, à alimenter une nébuleuse de manifestations qui, chaque été pendant vingt ans, tout le long du littoral languedocien de la Méditerranée, du Théâtre de la Mer de Sète au « castillo » mauresque de Collioure, entretinrent une brillante ambiance à la fois culturelle et festive.

Leader, créateur, bâtisseur.- Pour le maire de Carcassonne, les qualités qui sont le plus à admirer parmi celles dont témoigne la carrière de Jean Deschamps, ce sont celles qui ont fait de lui un leader, un créateur, un bâtisseur exceptionnel, qui n’a jamais cessé d’imaginer et d’ouvrir de nouveaux chantiers, tous menés à bien avec le souci constant de « faire du solide ».
Mais où donc puisait-il une telle énergie, allant de pair avec une ardeur au travail et une opiniâtreté hors du commun ? Quand on connaît le parcours qui fut le sien depuis sa prime enfance, la réponse est évidente : il portait cela dans ses gênes, hérités des ancêtres paysans. Natif du Quercy, terroir réputé pour la finesse d’esprit de ses habitants, Jean Deschamps a vécu son enfance dans une ferme, où il revint régulièrement pendant les vacances scolaires quand il fut élève interne au lycée de Cahors. Une ferme – on n’y parlait que le patois « carcinol » - où, du matin au soir, il participait aux travaux quotidiens à sa portée. Une éducation rigoureuse selon la tradition terrienne, inculquant, outre le sens des réalités concrètes, l’amour de la terre et du travail bien fait, ainsi que la confiance en la valeur de ce travail, qui donnait naguère au paysan la fierté de faire vivre sa famille sans dépendre de personne.
C’est à ces mêmes racines paysannes que l’on peut lier sa vocation de bâtisseur, qui mérite quelques commentaires particuliers, dans la mesure où elle implique un attachement avec la terre où l’on veut bâtir et une véritable « passion de la pierre », comme en témoignent les divers travaux qu’il entreprit.
En priorité, cette réalisation majeure que fut l’aménagement du Grand Théâtre de la Cité de Carcassonne, sur l’emplacement qu’il avait lui-même choisi et selon les plans qu’il avait lui-même concoctés, plans dont s’inspirèrent les architectes des Monuments historiques. A ce propos, retenons un détail significatif : lorsque, après le « bac » Jean Deschamps vint à Toulouse poursuivre des études supérieures en philosophie à la faculté des lettres, bien avant de s’inscrire au cours d’art dramatique du conservatoire, il s’était inscrit à l’École des Beaux-Arts en section Architecture.
Autre témoignage probant de son amour de la terre et de sa passion pour la pierre : la remarquable restauration du château de Serres, sa résidence audoise, patiemment poursuivie depuis trente-cinq ans, durant lesquels, sur la dizaine d’hectares qu’il est parvenu à réunir, lopin après lopin, et qu’il a peuplés de milliers d’arbres, il a créé un « lieu » d’une rare beauté, d’où se dégage une « âme » » en parfaite harmonie avec l’environnement naturel. Bien évidemment, il n’a pas manqué d’y insérer un petit « théâtre de la nature », qui peut accueillir une centaine de spectateurs dans un cadre et une ambiance uniques.
Tout aussi significatif est l’achat qu’il fit aux Baux de Provence de la dernière carrière en sous-sol, dont il gère l’exploitation, de manière à dégager une excavation qui permettrait d’y aménager un théâtre troglodyte.

Découverte de l’identité occitane.- Au précieux héritage de la lignée paysanne où plongent ses racines, et allant de pair avec lui, j’estime devoir joindre l’attachement de Jean Deschamps à la tradition véhiculée par la langue d’oc, qui fut sa langue maternelle. Une culture qu’il découvrit au cours de sa dernière année de lycée, ayant eu l’occasion de monter pour la première fois sur une scène au théâtre municipal de Cahors, pour tenir l’un des principaux rôles d’une comédie en langue d’oc. Expérience qu’il put, deux ans plus tard, alors que sa vocation de comédien s’était déjà révélée, renouveler sur la prestigieuse scène du théâtre du Capitole pour la soirée de gala qui concluait un festival occitan.
Sans donner à ces expériences une importance démesurée il ne me paraît pas sans intérêt de les évoquer, dans la mesure où la prise de conscience de son identité occitane a pu avoir quelque influence en certaines circonstances de sa carrière.
Certes, cela ne l’incita nullement à militer dans les mouvements occitanistes, mais il en fut suffisamment marqué pour que, lorsqu’il fut amené à rencontrer des personnalités de l’intelligentsia occitane, voire à collaborer avec certains grands défenseurs de la langue et de la culture d’oc – tel René Nelli – ceux-ci furent ravis de trouver en lui un sympathisant à l’oreille attentive.
Cela explique aussi qu’il ait pu conquérir d’emblée le cœur et l’estime des Provençaux, a priori incrédules et réticents, lorsqu’il présenta à Glanum une adaptation scénique de Miréio, le chef-d’œuvre de Mistral, intégralement interprétée dans la pure langue de Maillane, magistralement maîtrisée dans toute son élégance et ses subtilités, grâce à la parfaite connaissance qu’il avait du dialecte d’oc appris dès le berceau.
Si l’on voulait ignorer son attachement à ses origines occitanes, comment pourrait-on expliquer son éloignement de Paris, où, dans le sillage logique de ses succès, probants et retentissants, s’ouvrait pour lui la perspective d’une carrière dorée, avec pour seul souci sa réussite personnelle ? Paradoxalement il renonça à cette carrière toute tracée pour reporter ses ambitions sur un projet qui, outre l’aventure qu’il représentait, lui imposa un énorme travail assorti d’écrasantes responsabilités. Mais ce travail avait, pour le séduire, un argument doublement irrésistible : il lui donnait l’occasion, en mettant tout son talent au service de sa terre ancestrale, de se faire le pionnier et le champion de l’une des plus importantes entreprises de décentralisation culturelle dont aient bénéficié nos terroirs durant ce dernier demi-siècle. Cette entreprise, aussi passionnante qu’exigeante, il l’a portée à bout de bras, soutenu par la confiance de sa troupe, qu’entraînait son enthousiasme contagieux, et par la présence rassurante de Michèle, dont la collaboration se révélait particulièrement efficace pour tout ce qui relevait de l’intendance, lui-même s’y investissant totalement, corps et âme.
Cela, en juste retour, lui a valu une estime unanime. Celle du public, fidèle, et celle des responsables des destinées carcassonnaises et régionales. Avec, en plus, un lot de solides amitiés et, suprême récompense, celle de ses pairs et leur admiration. Car ils furent nombreux, grandes vedettes et professionnels chevronnés du théâtre, notamment ses anciens compagnons du TNP, Maria Casarès, Gérard Philipe, Daniel Sorano, Philippe Noiret…, à venir chaque été, curieux de découvrir l’étonnant travail qui se faisait à la Cité de Carcassonne.

Souhaits pour l’avenir.- Depuis vingt-cinq ans, d’autres responsables ont pris la relève et le Festival de la Cité a continué de vivre en traversant des périodes plus ou moins fastes. Sur lesquelles Jean Deschamps s’en est tenu à exprimer ce qu’il souhaite pour l’avenir de ce théâtre qui porte son nom et qui est incontestablement son « enfant ». « Il faut, dit-il, que les nouveaux responsables sachent reconnaître l’identité profonde de ce lieu et sachent l’aimer assez pour respecter cette identité en s’abstenant d’y faire n’importe quoi. » Effectivement, dans ce cadre médiéval d’une noblesse un peu austère, où survit le souvenir de l’un des épisodes les plus tragiques de la croisade entreprise pour éliminer les cathares, on imagine mal que puissent être donnés des spectacles inadaptés.
« Certes, poursuit Jean Deschamps, cinquante ans après la création du Festival de la Cité il est normal que s’y expriment d’autres conceptions que les miennes. Ce que j’ai fait appartient à un autre siècle et les évolutions sont inévitables. Sans doute est-il commode de proposer des spectacles tout préparés, comme ces plats surgelés qu’il suffit de passer trois minutes au four à micro-ondes, et de les faire servir par des vedettes dont le nom attire les foules. Mais quelle que soit la nature des spectacles proposés, la règle impérative que l’on ne saurait transgresser sans risque grave, est d’éviter de tomber dans la facilité, fût-ce au nom de la sacro-sainte rentabilité. Dans le spectacle comme dans tout autre domaine d’activité, le souci primordial, quand on à cœur de maintenir la noblesse de son métier, est de ne pas transiger sur la rigueur qui doit guider la recherche de la qualité. »

Charles MOULY
Vice-président de l’Académie des Arts, Lettres et Sciences de Languedoc