Mme Marie Rouanet

Académie des arts, lettres et sciences de Languedoc. fauteuil n° 1.

 

Avant de procéder à l’installation, Mme Simone Tauziède, présidente de l’Académie, fait part de l’attribution à Mme Rouanet par le comité directeur du Grand Prix Croix-de-saint-Gilles, qui, en vertu des statuts, a permis de la dispenser du rite de l’élection.

Discours de M. Charles Mouly, vice-président de l'Académie

M. Mouly, retenu en province, avait confié le texte de son discours à notre confrère le docteur Jean-François Bon, venu spécialement de Toulouse, pour qu’il en donne publiquement lecture.

Ressentant à la fois comme un honneur et un bonheur d’avoir eu à parrainer l’entrée de Marie Rouanet dans notre Académie, je n’hésite pas à affirmer d’emblée que cette Académie ne pouvait recruter plus authentique et plus exemplaire représentante de la femme occitane, à la fois branchée sur le siècle présent, par sa profession d’enseignante, préparant les nouvelles générations à affronter l’avenir, et fortement attachée à la culture d’oc, bien plus par une démarche volontaire que par héritage familial.
Votre père, chère Marie Rouanet, appartenait au monde ouvrier. Il n’en faisait pas moins partie de ces mountanhols descendus des rudes pentes des Cévennes et de la Montagne Noire, pour venir vivre dans la plaine – lou Païs Bas – au bon soleil des rivages de la Méditerranée. Vous auriez fort bien pu apprendre de lui l’occitan qu’il parlait couramment, mais, votre mère étant d’origine lorraine, dans votre prime enfance vous n’avez entendu parler que le français.
Le premier signe de votre enracinement occitan tient au lieu de votre naissance : Béziers. On ne naît pas à Béziers sans être imprégné à jamais de la fierté de la première cité martyre de la croisade anti-cathares, ce qui donne aux Biterrois le droit de se sentir plus profondément occitans.
C’est au cours de vos études que s’affirmera votre attachement à la langue et à la culture d’oc. Vous allez brillamment accéder au titre de professeur de français en passant par l’École normale et par la Faculté. Dans la première étape, vous avez la chance d’avoir un professeur qui venait de créer un cours d’occitan, auquel vous vous inscrivez avec enthousiasme. 
Dans la seconde étape, à la faculté des lettres de Montpellier, où vous prenez l’initiative de créer vous-même un cercle occitan, vous avez une deuxième :chance : celle d’avoir pour professeur Charles Camproux, une des valeurs les plus sûres de l’intelligentsia occitane, qui vous encourage et vous propose : « Je vous ferai connaître un jeune poète occitan plein de talent : Yves Rouquette, dont le parcours s’apparente au vôtre ». Invitation prophétique : effectivement, vous vous rencontrez et vos parcours parallèles se rejoindront de façon définitive quelques mois plus tard lorsque Yves Rouquette deviendra votre époux.
Ce premier chapitre de vote vie peut conduire à s’étonner que vous n’ayez pas fait une carrière d’écrivain où l’occitan serait prioritaire sinon exclusif. En effet, profitant du privilège dont bénéficie tout occitan ayant à sa disposition pour s’exprimer deux langues aussi remarquables l’une que l’autre, vous avez opté pour l’écriture en français – tout en restant fidèlement imprégnée de l’esprit de la culture d’oc – et ce sont vos ouvrages en français, une trentaine à ce jour, publiés par l’élite des éditeurs - Plon, Loubatières, Payot, Climats, de Brouwer, Albin Michel – qui vous ont acquis une juste et enviable notoriété.
Or, vous ne vous êtes pas contentée d’écrire de bons livres, et sur des thèmes très divers. A cette production déjà impressionnante, il faut ajouter une centaine de chansons, des films et une revue, ce qui témoigne d’une rare générosité d’inspiration, d’une belle ardeur à l’ouvrage et d’un talent s’adaptant avec le même bonheur à tous les genres.
Fondé sur une sensibilité, voire une sensualité, constamment en éveil, sur une minutieuse subtilité d’analyse et la sincérité dans l’expression de votre pensée, enfin sur la limpidité et la vivacité d’écriture, votre talent se confirme de façon particulièrement convaincante dans votre plus récent ouvrage, Luxueuse austérité, pour lequel notre Académie vous a décerné le Prix Enric-Mouly.
Ce Prix ne pouvait être plus opportunément attribué, votre œuvre étant en étroite résonance avec La barta floriguèt, tenu pour être le meilleur livre d’Henri Mouly, ce livre dans lequel il relate l’authentique épopée de ses parents, qui, jeunes mariés, voulant agrandir leur trop petite propriété, entreprirent de débroussailler à la force de leurs bras une colline couverte de genêts et de ronces : superbe leçon de courage et de persévérance, hommage aux valeurs humaines d’un monde paysan révolu. Mais n’anticipons pas.
Dans votre livre, chère Marie Rouanet, vous nous faites partager l’expérience peu banale que vous avez vécue en revenant vivre dans la vieille maison paysanne qui fut celle des aïeux de votre époux : demeure on ne peut plus rustique, isolée dans les bois, au bout d’un chemin malaisé, où vous avez découvert, intégralement intacts, le cadre et les conditions de vie qui, jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, furent celles de la moitié de la population de la France vivant encore en zone rurale, totalement privée des commodités du confort domestique aujourd’hui installé dans les campagnes et les fermes les plus déshéritées.
Or, cette découverte de l’austérité des conditions de vie d’autrefois, fait aussi découvrir la frivolité et les grosses lacunes du système de vie d’aujourd’hui, ce système qui a engendré un nouveau type de société, la société dans laquelle le légitime souci de l’indispensable a fait place au souci du paraître, à l’ostentation du superflu, cette société à laquelle, en lui créant de nouveaux besoins, on a inoculé de nouvelles exigences, tout en la persuadant que tout lui était dû. Le comble étant que, depuis l’avènement de ce nouveau règne du Veau d’or, on n’a jamais entendu se plaindre autant d’insatisfaits, d’aigris et de déçus que dans ce monde de facilités et de futilités.
La redécouverte d’un monde rural où, au contraire, tout se méritait, où la rigueur était la règle, bannissant le moindre gaspillage, vous amène à constater que le plus grave gâchis imputables aux excès du confort matériel est, en faisant oublier les austères conditions de vie de nos grands-parents, d’avoir fait oublier aussi les valeurs et les vertus qui leur permirent de vive une vie, en réalité plus authentiquement riche que la nôtre.
En permanence, pour chaque tâche accomplie s’imposaient, en plus de la rigueur et de l’ardeur au travail, la perspicacité, l’ingéniosité pour économiser la fatigue des efforts physiques, l’habileté des mains, le savoir-faire, la connaissance des recettes faisant partie de la réserve de savoir et d’expérience véhiculée par les traditions et permettant de tirer le meilleur parti de ce dont on disposait. Et, pour couronner le tout, retenons votre conclusion aux vingt pages consacrées à la vie harassante de Louise – une des aïeules qui vécut dans cette maison avant vous - : « Pendant toute sa vie, chaque jour, du lever au coucher, sans interruption, elle allait de travaux en travaux, considérant comme une sorte de récréation ceux qui exigeaient le moins d’efforts. » Et vous vous interrogez : « Comment expliquer ce qui la tenait debout ? C’est bien plus que du courage et de la vaillance : de l’obstination, de l’opiniâtreté têtue. »
Votre livre mériterait assurément une exégèse plus détaillée et plus approfondie. Il aborde en effet un des plus graves problèmes concernant l’avenir. Car il s’agit de la disparition d’un monde attaché à une certaine conception de la vie, qui, depuis des siècles et de siècles, fondée sur le roc des traditions, avait permis à l’humanité de faire front et de survivre à tous les avatars. Or, ce monde de stabilité, de bon sens et de sagesse a fait place à un monde déboussolé, de plus en plus déshumanisé par la prolifération des technologies nouvelles, par la prépondérance de la mécanisation du travail mais aussi des plus humbles tâches de la vie quotidienne, tendant de plus en plus à faire de l’homme un robot presse-bouton standardisé.
Bien sûr, les cris d’alarme et les mises en garde n’ont pas manqué de s’élever, et depuis fort longtemps ! Je me bornerai à rappeler le superbe et très clairvoyant message de Jean Giono avec son livre Les Vraies Richesses, paru dans les années 30, et la remarquable étude que nous laissée Simone Veil, prônant les vertus de l’enracinement et prévoyant les dangers du déracinement du monde paysan, aboutissant à la prolétarisation et à la désastreuse désertification des campagnes.
Avec Luxueuse austérité, chère Marie Rouanet, vous venez de lancer aussi, fondé sur un témoignage vécu, un cri d’alarme qui mérite d’être écouté et médité. A lui seul ce livre justifie que l’Académie des Arts, Lettres et Sciences de Languedoc ait eu à cœur de vous honorer en vous attribuant le premier fauteuil, mais il est aussi bien certain qu’elle s’honore elle-même de compter désormais parmi ses membres un écrivain de votre talent et de votre conviction.

Réponse de Mme Marie Rouanet.

Occuper le fauteuil d’Ernest Georges-Lannes, fondateur de l’Académie, fauteuil n° 1, quelle charge, mais aussi quel honneur !
Académie de Languedoc ? Il est évident que le nom de cette compagnie la pose en contrepoint, en appoint de l’Académie française. Il s’agissait de faire « monter » jusqu’à ce centre d’où tout émane, Paris, les œuvres nées dans le territoire national le plus lointain de la capitale, doublement lointain par la distance et par la langue. « En dessous de la Loire », s’étend, pour qui regarde d’en haut, une sorte de nuit brouillardeuse. Culturellement s’entend, car on nous reconnaît un climat idéal au soleil généreux, habité par de gens aimables, portés à la plaisanterie et à l’optimisme, possédant un accent chantant qui ravit les Parisiens. Toutefois, si l’on veut faire du théâtre ou parler dans les médias, mieux vaut le perdre !
Comme il est difficile de faire face à cette opinion, de faire comprendre que notre accent n’est que le signe d’une langue aussi ancienne que le français, une langue qui, au cours du temps, a produit des chefs d’œuvre et n’a pas cessé, depuis sa naissance et en dépit de son absence de statut, de produire des œuvres de tous ordres, théâtre, poésie, philosophie, sciences…, exactement comme la langue française.
Parlez donc de Mistral, même de lui qui fut Prix Nobel, et vous verrez qu’il n’est jamais mesuré à sa taille, que personne ne croit que Mireille soit une grande épopée à l’antique. Parlez donc des troubadours. Eux aussi ne sont perçus que comme de doux poètes de l’amour platonicien. Et qui connaît Lo Breviari d’amor », cette somme philosophique et poétique ? Et Flamenca, ce roman décoiffant ? Et Lo chincha merlincha ? Et Joan l’an-près ? Et ces centaines de poètes qui ponctuent l’histoire ?
Vouloir porter jusqu’à la notoriété nationale les meilleurs des créateurs du Languedoc fut une entreprise gigantesque. Merci à Georges Lannes de l’avoir impulsée. Merci à vous, académiciens, de la continuer. Maintenant, avec vous tous auprès de qui j’ai l’honneur de siéger, nous ne dirons jamais assez que dans le Midi il y a des créateurs, peintres et sculpteurs, poètes, littérateurs, musiciens, historiens, architectes, pour ne rien dire des savants mathématiciens, physiciens, chimistes, astronomes, médecins… tous êtres rayonnants. Il suffit de vouloir rencontrer les vivants et les morts pour s’en convaincre. Il ne s’agit pas d’un Midi de chapelle, mais du Languedoc dans sa vastitude, de Bordeaux à Vintimille, de Clermont d’Auvergne à la mer. Académie du pays de langue d’oc, voilà comment je comprends le nom de notre compagnie.
Il y a longtemps qu’une partie importante de ma vie a été donnée à l’occitan. Née à Béziers, je n’ai pas vécu comme mon époux, Yves Rouquette, dans un bain de langue, en famille et hors de la maison. Non, je n’ai pas connu une vie entière se déroulant dans une seule langue, du travail aux champs, de l’usine au syndicat. Il ne m’a été donné qu’un ambiant occitan. Car ma mère était lorraine. Mon père, par contre, élevé à Lacanne par ses grands-parents, était bilingue avec plus de patois que de français. J’entendais des conversations entre lui et son père, sa tante, sa mère. Ma mère elle aussi subissait cette influence, ainsi que celle du quartier, des marchés, des vendanges. Elle émaillait son langage d’une foule d’expressions en occitan !
Ainsi, à mon insu la langue d’oc entrait en moi. Si bien qu’en classe de seconde, m’étant inscrite au cours facultatif d’occitan, je fus stupéfaite de comprendre à peu près tout. A partir de ce moment, j’ai lu, avec joie, la grande littérature d’oc. J’avais trouvé ma passion d’adulte.
Enseignement scolaire, cours du soir, stages, prise en charge des enfants dans les sessions de l’Institut d’Études occitanes, engagement à la mairie de Béziers pour y créer le CIDO et l’accompagner dans sa croissance, soirées partout où l’on donnait aux spectateurs la soupe à l’ail et le désir de se mettre en route pour défendre la langue d’oc et sa culture. C’est là que j’ai commencé à créer des chansons, paroles et musiques et à les chanter en public au cours de milliers de concerts.
Ma vie littéraire s’est faite en français, mais sur un terreau de batailles menées, de langue à sauver, à parler à mes fils de façon volontariste. J’écris sur un patrimoine d’une richesse incomparable. Il m’habite, il me nourrit tous les jours.
Vous m’avez honoré du Prix Enric-Mouly. Outre la langue, superbe, riche, imagée, comme jaillie d’une source plus grande que l’auteur, l’œuvre romanesque de Mouly mérite l’admiration. Écrire des romans en occitan fut une grande audace. Pour des raisons qui restent à élucider - ce sera pour une autre fois ! – l’occitan a longtemps, des siècles pourrait-on dire, donné bien plus de poèmes que de proses. Les romans sont rares et surtout les romans qui s’inscrivent dans la modernité. Peu d’écrivains de la génération de Mouly s’y sont risqués. Rajols d’antan, Al cant de la lauseta, Mas espingadas sont résolument de leur temps, et peut-être du nôtre. Il a fallu attendre Cordes, Gayraud, Bodon, pour parler non pas du passé mais de problèmes cruciaux.
Bien, peu d’écrivains français « du terroir » se confrontent, avec de réelles qualité littéraires, à l’époque actuelle. De toutes les régions il arrive aujourd’hui des récits qui n’ont ni la vigueur ni le style de ceux d’Henri Mouly. Rajols d’antan, c’est la guerre de l’eau entre industriels du papier et industriels du fer : quoi de plus actuel en notre siècle que la guerre de l’eau ? Al cant de la lauseta, c’est la bataille entre anciens et modernes sur le chaulage des champs, c’est la vieille tradition venant mourir sur la science. Quant à Mas espingadas, quel récit d’enfance arrive à dire avec autant de justesse une enfance de jeux, de participation aux travail d’école, dans un équilibre si parfait que cette enfance devient un viatique pour toute l’existence.
Je termine par vous, cher Charles Mouly, qui avez puisé avec tant de profit à la source paternelle, non pas pour imiter, mais pour faire l’indispensable : que la langue d’oc, partout, par les médias et le spectacle vivant, retentisse dans la joyeuseté et l’allégresse de l’espérance. Catinou, votre inénarrable personnage, et son homme Jacouti furent de vrais agents de reconquête.
C’est à Mistral que je donnerai la parole pour clore mon entrée dans votre Académie :

Intrepides gardiens de nostre parla gent,
Gardas lo franc e pur e clar coma l’argent,
Car tout un pople aqui s’abeure
E de morre bordon s’on pople tomba esclau,
Cal ten sa lenga ten la clau
Que di cadenes lo desliure !

Au cours du banquet qui suivit la séance, Madame Marie Rouanet nous fit la joie d’interpréter le célèbre chant rouergat « Jo l’pont d’o Mirabel », en usant avec talent d’ornements et de mélismes d’une très belle sensibilité.